Les yeux d’amour
Une brise légère effleura mon visage achevant de me tirer de mon sommeil. Les yeux bouffis par la fatigue, je me mis aussitôt à scruter l’horizon. Cela faisait plus d’une semaine que notre frégate voguait en pleine mer, mais c’était à peine si nous avions bougé. L’océan Atlantique que l’on sillonnait me semblait bien plus calme par cette belle matinée d’automne. Le soleil levant inondait de lumière le sommet mouvant des vagues, qui, en légers clapotis, frappaient doucement la poupe du navire.
Tandis que je restais penché sur la balustrade, savourant la chaleur des rayons du soleil, je crus entrevoir les yeux bleuâtres de ma bien-aimée se mêlant à la profondeur des eaux. Ces deux étincelles de bonheur me portaient beaucoup d’attention et paraissaient admirer mon uniforme de la marine nationale. Je revis alors, dans mes pensées, la jeune demoiselle de l’île de Wight, telle que je l’avais quittée un an auparavant, l’âme déchirée et le cœur en pleurs. « Nous nous voyons obligés d’être quelque peu réticents envers cette mésalliance », ses parents m’avaient-ils annoncé. Je n’étais pourtant plus le même homme. J’avais accumulé une digne fortune en tant que marin au service du roi de Bretagne George III, chargé d’assurer le transport des richesses du trésor national et des documents officiels.
Au milieu de mes réflexions profondes, comme pour venir les troubler, un vent violent se souleva emportant mon béret. La frégate, battue par des vagues déferlantes se dressant peu à peu, se mit à branler dangereusement. Les mâts résistèrent à peine quelques secondes, et en un bruit sec, chutèrent sur le bastingage de tribord. Le capitaine Owen, avec une escouade de marins, mit un radeau à l’eau voyant que le navire ne pouvait être sauvé. Un à un, tremblant de peur, nous embarquions avec désespoir sur la plate-forme flottante, chacun emportant ce qu’il jugeait nécessaire : des tonneaux de vivres, des barils d’eau-de-vie, des tas de chiffons et de cordes. Avant même que j’eusse le temps de réfléchir, je me retrouvai au centre du radeau avec le coffre doré de Sa Majesté, rempli de richesses.
Des jours s’écoulèrent, peut-être même des semaines. Les réserves de nourriture furent vite épuisées et nous devions nous contenter de consommer des poissons et du phytoplancton, que l’on récoltait à l’aide de chemises aux mailles écartées. Le silence quasi total qui nous entourait devint vite insupportable. Je pensais sans cesse à ma bien-aimée, je rêvais de l’avoir auprès de moi, je suffoquais de par son absence! Le seul espoir qui germait en moi, c’était la foi en un bon destin qui nous ramènerait vers la Guyane britannique que l’on avait quittée, ou peut-être même nous rapprocherait de l’île de Wight où vivait ma bien-aimée. Cette unique consolation fut pourtant vite dissipée lorsque la réalité imminente de la mort me vint à l’esprit. Comment échapper à cet être terrifiant qui emportait systématiquement, avec son cortège de misère, mes camarades?
Jour après jour, je vivais de nouvelles terreurs qui redoublaient d’intensité. Mon cœur faillit s’éteindre quand j’appris la mort de mon meilleur ami au lendemain d’une fièvre qui m’avait gardé inconscient. Je me surpris alors pleurant à chaudes larmes, qui coulaient le long de mon visage en torrents. Pour la première fois, je constatai sa maigreur et j’eus peur de ses os qui semblaient jaillir à la surface. Seules ses jambes reposaient encore sur le radeau; le reste de son corps étant submergé par l’eau. Je voulus jeter un dernier regard sur son visage contracté, lui donner un baiser amical, mais le dégoût me prit soudainement. J’eus honte par la suite de cette révulsion contre cet homme qui m’avait toujours accordé tant d’amitié; or, c’était plus fort que moi.
Je m’allongeai ensuite sur le radeau cachant dans mes mains mon visage noyé de pleurs. Mon âme était déchirée par la souffrance qui m’accablait de toutes parts. Le soleil couchant plombant sur moi, par sa douce chaleur, finit par me tirer de ma torpeur. Je me mis alors à observer mon reflet dans l’eau et à rêvasser de cette belle journée d’automne où moi et ma bien-aimée étions assis au bord d’un lac parlant de l’amour qui nous unissait. Je me souvins de ce magnifique reflet que l’on formait dans l’eau calme et limpide. Ce moment-là, aussi bref soit-il, fut parfait. Avec beaucoup de tendresse, on se l’était promis: moi, de l’aimer, et elle, d’en faire autant. Ses yeux splendides m’enveloppèrent alors d’un voile d’amour auquel nul n'aurait pu se dérober.
Je m’enfonçais ainsi dans mes souvenirs jusqu’au point d’oublier l’équipage, le radeau et mon état pénible. De faibles cris de joie me ramenèrent tranquillement à la réalité. Curieux, je tendis l’oreille et je sursautai lorsqu’on cria tout d’un coup : « Une voile! Là-bas, au loin! » Les marins qui avaient encore des restes de forces tournèrent leur regard vers l’horizon et, à la vue qui confirma leur espoir, leur joie redoubla. Un homme au teint basané suivi de plusieurs autres marins monta sur les barils vides et secoua au vent un chiffon rouge et blanc. Tel un seul corps mouvant, les voix se mêlèrent en un cri commun : « À l’aide! À l’aide! »
Quelques heures s’écoulèrent avant l’arrivée du bateau tant espéré. Une fois sur les lieux, les marins du navire salvateur échangèrent un regard méfiant avec nous — les moribonds.
- Que voulez-vous? demanda le capitaine adverse.
- Survivre, répondis-je bêtement.
- Exiger la vie n’est point une chose banale. Pour ceci, il y a un prix à payer. Qu’avez-vous pour récompenser l'ennui que vous nous infligez?
Tous se turent. Le capitaine dut remarquer que dans l’état où nous étions, nous n’avions pas grand-chose à leur offrir. Au moment où j’allais leur montrer le coffre doré du roi, qui depuis un certain temps reluisait au soleil, on nous invita à bord sans plus rien demander, à ma grande satisfaction. Nous étions finalement sauvés! Je n’en pouvais toujours croire mes yeux.
Les sauveurs nous offrirent rapidement un repas copieux souhaitant combler notre faim. Mes compagnons de voyage se jetèrent sur la nourriture et un énorme chaos en résulta. Voyant que tous s’arrachaient les aliments et craignant pour ma peau, je préférai attendre que la bataille s’apaise. Entre-temps, je crus entendre des voix discrètes murmurer:
- T’as vu ce gosse avec le coffre aux initiales du roi George III?
- Oui. T’as fait une bonne chose en les faisant embarquer.
- Mais que faire maintenant de ces gens affamés? Ils ne seraient même pas de bons esclaves, affirma un des pirates en baissant son ton.
- Ne t’inquiète pas. Les requins en profiteront, quelqu’un ajouta d’un ton placide.
Puis, je pus entendre distinctement un ricanement diabolique qui déclencha un fou rire général parmi les pirates. La terreur m’envahit sur le coup. Je cherchai à faire comprendre à mes camarades que nous n’étions pas en sécurité, mais ils ne voulaient pas m’entendre tant la nourriture leur avait fait perdre la raison. « Chers amis, ces gens ont des intentions morbides et pourraient nous… » Les pirates s’empressèrent de me jeter à l’eau de telle sorte que je n’eus même pas le temps de finir ma phrase.
Plouf.
Et le dernier voyage de ma vie s’amorçait. Je descendais dans cette eau iodée qui bouchait mes oreilles et troublait ma respiration. Je tombais dans une chute interminable, dépourvu de tout espoir. Puis, je les vis, ces yeux bleus splendides qui m’entouraient une fois de plus de leur châle d’amour. Ils étaient là... tout près… « Je t’aime My Lady! »
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